L’urgence d’un débat rationnel face au choc des réalités : Le monde qui a présidé à la dernière législature européenne a volé en éclats. Entre la brutalisation des relations internationales, en commençant par notre allié transatlantique traditionnel, la guerre de l’information qui fait rage sur nos écrans et le risque patent d’un déclassement économique et technologique, l’Union européenne fait face à un « choc des réalités » d’une violence inouïe. Comme le disait Raymond Aron, « nous croyons dans la victoire des démocraties, à condition qu’elles le veuillent ». La question qui nous est posée aujourd’hui est simple : le voulons-nous vraiment ?
La communication européenne ne peut plus se contenter d’accompagner les décisions. Elle doit devenir le fer de lance d’un sursaut collectif. Elle doit forger la conscience et la volonté d’agir. Inspiré par les débats stimulants des Rencontres Économiques d’Aix, ce papier se propose de tracer une voie, en distinguant les acquis du passé, les requis du présent et les indécis de l’avenir. Notre boussole : la réfutabilité des faits chère à Karl Popper, pour sortir des incantations et affronter le réel.
1. Les « acquis » : un héritage à dépasser
Chaque élection européenne a marqué une étape dans la construction d’une communication politique continentale. Cet héritage est notre point de départ, mais il est aujourd’hui insuffisant.
- 2009 : l’émergence d’un espace public européen. La communication a commencé à traiter l’UE comme un ensemble, posant les premières pierres d’un débat transnational.
- 2014 : la personnalisation d’une scène politique. Le processus des Spitzenkandidaten a donné un visage à l’alternative politique européenne, transformant une abstraction institutionnelle en une compétition incarnée.
- 2019 : la mobilisation par la polarisation. Face à la montée des populismes, la communication a adopté un ton « partial », opposant pro-Européens et europhobes. Cette stratégie a payé en termes de participation, mais a aussi contribué à fracturer le débat.
- 2024 : la prise de conscience des « communs européens ». La campagne a mis en lumière ce que nous partageons et devons protéger ensemble : notre sécurité, notre modèle social, nos transitions climatique et numérique.
Ces acquis sont réels, mais ils correspondent à un monde révolu. L’heure n’est plus à la simple défense d’un modèle, mais à la construction active de notre survie et de notre prospérité dans un environnement hostile.
2. Les « requis » : forger un récit de puissance et de projet
Le mandat qui s’ouvre exige un changement radical de paradigme communicationnel. Il ne s’agit plus de convaincre de l’utilité de l’Europe, mais de mobiliser pour la rendre puissante. Il faut passer à une « Europe de faire ».
A. Communaliser les cultures publiques nationales
Notre plus grande vulnérabilité est la fragmentation de nos espaces publics, exploitée par la désinformation. La Russie, comme le souligne Tidhar Wald, obtient en Moldavie par l’influence ce qu’elle ne peut obtenir par les armes en Ukraine.
La communication européenne doit donc :
- Créer des ponts, pas seulement des bulles : contrer la polarisation algorithmique en créant des formats et des espaces de débats transnationaux qui ne se contentent pas de renforcer les convictions, mais qui exposent à l’altérité.
- Armer l’esprit critique : le combat n’est pas tant dans la fabrique de l’opinion que dans la définition de l’agenda. La communication doit éduquer aux mécanismes de la désinformation, promouvoir la vérifiabilité des faits et résister à la dictature de l’émotion et de l’accélération.
- Incarner la confiance : face à une science devenue « invisible », la communication doit porter la voix de la recherche collective, du vetting des connaissances, avec clarté et émotion, en s’appuyant sur des relais de confiance.
B. Mieux intégrer et gérer les biens communs publics européens
La souveraineté se mesure à notre capacité d’agir. La communication doit rendre tangibles les projets qui la construisent, en sortant de la « langue de coton » technocratique :
- Raconter le projet, pas seulement la norme : l’Europe souffre d’une approche par le droit et la norme, conséquence de sa construction (Nicolas Dufourcq). La communication doit changer de focale : parler de l’Union des marchés de capitaux non pas comme d’une directive, mais comme du moyen de financer nos futurs champions technologiques et la transition écologique.
- Faire du marché unique une épopée quotidienne : Enrico Letta le rappelle, nous sommes des « colons » numériques des États-Unis. La communication doit illustrer ce que signifie un marché unique réellement intégré pour les services, les données, l’énergie. C’est un combat pour notre prospérité.
- Assumer le langage de la compétitivité : L’Europe a été construite pour les consommateurs (Patrick Pouyanné). Il est temps de parler aux producteurs, aux innovateurs. Le rapport Draghi est un électrochoc. La communication doit en être l’amplificateur, en martelant la nécessité d’investir, de protéger nos industries et d’alléger le fardeau réglementaire qui freine l’innovation.
C. Maîtriser notre destin commun stratégique
La « fin du système atlantique » (Hubert Védrine) et l’incertitude sur l’allié américain nous obligent à penser par nous-mêmes. La communication doit traduire cette nécessité en une ambition politique.
- Passer de la dépendance à l’alliance choisie : Le but n’est pas de s’isoler, mais d’agir pour que l’Europe devienne un partenaire indispensable et non un vassal. Comme le dit Jean-Noël Barrot, « cessons de demander ce que les USA vont faire pour l’Europe, mais agissons pour l’Europe ». La communication doit porter ce message de responsabilité et de force tranquille.
- Faire de l’autonomie stratégique un projet de société : La défense ne doit plus être un sujet tabou. La communication doit expliquer pourquoi investir dans notre base industrielle et technologique de défense (Sébastien Lecornu, Florence Parly), c’est créer des emplois qualifiés, maîtriser des technologies duales et garantir notre sécurité. Il faut populariser l’idée d’une « souveraineté augmentée » (Emmanuel Chiva).
- Construire un multilatéralisme d’action : Face à un monde fragmenté, l’Europe peut être l’anti-dote à la brutalisation du monde. Notre communication doit promouvoir des coalitions de volontaires, sujet par sujet (climat, santé, régulation numérique), montrant que notre puissance n’est pas hégémonique mais coopérative.
3. Les « indécis » : naviguer entre les contraintes et les opportunités
Le succès de cette nouvelle communication dépendra de sa capacité à gérer trois variables majeures.
- La majorité parlementaire : Quelle que soit les évolutions partisanes dans les combinaisons parlementaires plus ouvertes, la réalité géopolitique et économique s’imposera. Une coalition des centres sera plus réceptive au discours de puissance et de compétitivité. Une coalition des droites contreviendrait à l’histoire de la construction européenne jusqu’à aujourd’hui mais pourrait être plus iconoclaste sur les transitions. La communication devra être agile, trouvant les arguments qui résonnent avec la majorité en place sans trahir la vision d’ensemble.
- La fiction des blocs : Le « bloc occidental » est une fiction (Jean Pisani-Ferry), tout comme le « Sud global ». Cette fragmentation est une chance. Notre communication doit cesser de raisonner en termes de blocs figés pour adopter une approche chirurgicale, s’adressant à des partenaires spécifiques sur des intérêts communs.
- La langue (de bois, de coton, d’or) : Le plus grand danger est de retomber dans nos travers. La langue de bois des non-dits, la langue de coton de la technocratie et la langue d’or des promesses sans lendemain sont les poisons de la confiance. La nouvelle communication européenne doit être une langue de fer : celle de la lucidité sur les menaces, de la volonté dans l’action et de la clarté sur les objectifs.
De la communication d’accompagnement à la communication de combat
« Soit l’Europe fait face, soit elle s’efface », prévient Florence Parly. Le temps de « Celui qui n’a pas le goût de l’absolu se contente d’une médiocrité tranquille » (une citation de Paul Cézanne, mentionné par Villeroy de Galhau) est terminé. La communication institutionnelle ne peut plus se permettre d’être un simple service après-vente des décisions bruxelloises.
Elle doit devenir une fonction stratégique de premier plan, avec une triple mission :
- Avertir plutôt que divertir : protéger le réel dans un monde de post-réalité et de diversion généralisée.
- Rassembler plutôt que fragmenter : construire une « fierté collective » (Philippe Wahl) autour de projets concrets qui répondent aux angoisses de nos concitoyens (climat, sécurité, emploi).
- Armer plutôt que subir : donner aux citoyens, aux entreprises et aux décideurs les clés de lecture et la volonté nécessaires pour affronter un monde où le rapport de force est redevenu central.
La tâche de la communication européenne pour les cinq ans à venir n’est plus de commenter le match. C’est d’aider l’équipe à le gagner. Il ne s’agit plus de communiquer sur l’Europe, mais de forger, par la communication, la volonté politique d’une Europe-puissance.