Au-delà du fact-checking : repenser la communication de l’UE face à la désinformation avec l’éducation aux médias vers une résilience informationnelle proactive

La désinformation n’est pas un phénomène nouveau, mais son ampleur, sa rapidité de propagation et sa sophistication, exacerbées par l’environnement numérique, représentent aujourd’hui l’une des menaces les plus sérieuses pour les sociétés démocratiques, la confiance dans les institutions et, par extension, pour le projet européen lui-même. Face à ce défi, l’Union européenne a pris des mesures, dont témoignent des initiatives récentes comme le financement de 5 millions d’euros alloué au renforcement de l’éducation aux médias, du réseau européen de vérification des faits et à l’amélioration de la visibilité des contenus vérifiés. Ces efforts nécessaires, comparés aux meilleures pratiques mondiales, suggèrent qu’ils ne constituent qu’une partie de la réponse globale requise.

Le fact-checking : un outil nécessaire mais insuffisant contre les manipulations de l’information

L’investissement dans la vérification des faits et la visibilité des contenus fiables est une étape essentielle. Il s’agit d’outils cruciaux pour corriger les récits faux ou trompeurs et pour armer les citoyens avec des informations exactes. Le soutien aux réseaux de fact-checkers renforce l’écosystème de l’information indépendante, un pilier de la démocratie. Cependant, cette approche, bien que fondamentale, reste largement réactive. Elle s’attaque aux symptômes de la désinformation une fois qu’elle est déjà en circulation, plutôt qu’à ses causes profondes. Le défi n’est pas seulement de corriger les faits, mais de comprendre pourquoi et comment la désinformation prend racine et se propage si efficacement, et de développer des stratégies qui anticipent et neutralisent ces mécanismes.

La comparaison internationale : au-delà de la réaction en tant que pompier, développer en architecte l’esprit critique

À l’échelle mondiale, les stratégies les plus efficaces face à la désinformation vont au-delà de la simple correction. Elles intègrent une approche multidimensionnelle qui combine la lutte contre la désinformation avec une communication proactive, transparente et axée sur la confiance. Des pays comme le Canada ou les nations scandinaves ont mis l’accent sur l’éducation aux médias dès le plus jeune âge, l’intégrant aux programmes scolaires pour développer l’esprit critique des futurs citoyens. D’autres juridictions ont exploré des modèles de collaboration plus poussée avec les plateformes numériques, non seulement pour la modération de contenu, mais aussi pour la transparence des algorithmes et la lutte contre les opérations d’influence étrangère. Les meilleures pratiques soulignent également l’importance de construire des récits positifs et engageants autour des valeurs et des actions démocratiques, plutôt que de se contenter de démentir les narratifs hostiles. Ces approches posent une question fondamentale : comment l’UE peut-elle passer d’une logique de « pompier » de l’information à celle d’architecte d’un espace informationnel résilient et basé sur la confiance ?

L’approche actuelle de l’UE : une portée limitée face à l’ampleur du défi

En comparaison, l’approche actuelle de l’UE, telle qu’illustrée par les financements mentionnés, semble encore trop centrée sur les aspects techniques et correctifs de la lutte contre la désinformation. Le montant de 5 millions d’euros, bien que significatif en soi, paraît modeste face à l’ampleur du défi et aux sommes colossales investies dans la propagation de la désinformation par des acteurs étatiques comme la Russie ou la Chine ou non étatiques malveillants. De plus, l’accent mis sur la visibilité des contenus vérifiés, bien qu’important, dépend fortement de la coopération des plateformes, un domaine où l’UE a certes fait des progrès réglementaires (avec le Digital Services Act, par exemple), mais où la mise en œuvre et l’efficacité restent des défis constants. La question se pose : ces mesures, bien intentionnées, sont-elles à la hauteur de la menace systémique que représente la désinformation pour la cohésion et la légitimité de l’UE ?

Repenser la communication pour l’agenda institutionnel futur

Pour l’agenda institutionnel futur de l’UE, il est impératif de repenser la communication stratégique dans une perspective plus large et plus proactive. Pour les spécialistes et experts, cela signifie reconnaître que la lutte contre la désinformation est indissociable d’une stratégie de communication globale qui renforce le lien entre les institutions européennes et les citoyens. Cela implique d’investir massivement dans l’éducation aux médias, non pas comme un projet ponctuel, mais comme une composante structurelle des systèmes éducatifs nationaux, avec le soutien et la coordination de l’UE. Cela nécessite également de développer une capacité de communication proactive capable de raconter l’histoire de l’Europe, d’expliquer ses politiques et ses valeurs de manière claire, accessible et engageante pour le grand public. Comment l’UE peut-elle devenir une source d’information et de récits de confiance, capable de rivaliser dans un environnement informationnel saturé et souvent hostile ?

La perception du public : au-delà des faits, la confiance dans les récits

La perception du grand public est façonnée non seulement par les faits, mais aussi par les émotions, les récits et la confiance. Une communication stratégique efficace doit donc parler à ces différents niveaux. Elle doit être transparente sur les défis, mais aussi inspirante sur les réussites et le potentiel de l’UE. Elle doit utiliser une diversité de canaux et de formats, adaptés aux différentes audiences, y compris ceux qui sont les plus susceptibles d’être exposés à la désinformation. Le véritable défi réside dans la capacité de l’UE à construire une relation de confiance durable avec ses citoyens, en étant perçue non pas comme une entité distante et bureaucratique, mais comme un acteur pertinent et bénéfique dans leur vie quotidienne.

Vers une véritable stratégie de résilience informationnelle proactive ?

Les récentes initiatives de financement de l’UE sont un pas dans la bonne direction, reconnaissant la menace que représente la désinformation. Cependant, pour construire une résilience durable et renforcer la confiance dans le projet européen, l’UE doit adopter une stratégie de communication plus ambitieuse, proactive et intégrée. Cela implique un investissement accru, une collaboration renforcée avec tous les acteurs concernés (éducation, société civile, plateformes) et, surtout, une volonté politique forte de faire de la communication stratégique une priorité transversale, comprise et soutenue par les experts comme par le grand public. C’est à ce prix que l’Europe pourra non seulement contrer la désinformation, mais aussi affirmer son récit dans un monde de plus en plus complexe et contesté, en construisant une véritable souveraineté informationnelle basée sur la confiance et l’engagement citoyen.

L’Union européenne face à la guerre des récits : la nouvelle grammaire du pouvoir

A Bruxelles, la saison de la négociation de la prochaine programmation budgétaire pluriannuelle à partir de 2027 commence, c’est un laboratoire à ciel ouvert des mutations qui secouent et secoueront l’ensemble de notre Union. Comment mieux comprendre les nouvelles règles du jeu ? L’ère de la communication politique comme simple exercice de persuasion programmatique est révolue. Nous sommes entrés dans l’âge de la compétition narrative. La victoire n’appartient plus à celui qui a le meilleur projet, mais à celui qui impose le récit le plus puissant pour convaincre et rassembler.

I. Déconstruire la nouvelle grammaire du pouvoir

Les contours de cette nouvelle grammaire se dessinent sous nos yeux :

1. La bataille pour la définition du « peuple » 

Les programmes qui seront retenus dans les budgets seront ceux qui seront parvenu à s’adresser à « tous les Européens », réussissant à incarner une définition du « peuple » dans laquelle une majorité d’électeurs se reconnaîtra, ou aspirera à se reconnaître.  

Cette réthorique s’est installée avec les mots du penseur britannique David Goodhart sur la fracture entre les « Anywheres » – l’élite mobile et diplômée – et les « Somewheres », cette majorité attachée à un lieu et à une identité locale. C’est aussi la « France périphérique » décrite par le géographe Christophe Guilluy, qui se vit comme culturellement et économiquement déclassée par les métropoles mondialisées.

Ce « peuple » n’est pas une entité sociologique, mais une construction mythologique. Il peut être,   le « peuple des travailleurs » contre les « élites mondialisées », le « peuple enraciné » contre le « nomadisme cosmopolite », ou le « peuple des oubliés » contre les « centres-villes gentrifiés ». Les priorités budgétaires deviennent un référendum sur l’identité du peuple.

2. Du clivage idéologique au conflit existentiel

L’axe droite/gauche, qui structurait le débat autour de la redistribution des richesses et du rôle de l’Europe, s’efface au profit de clivages existentiels, plus explosifs :

  • Le populisme comme technologie de combat : Il ne s’agit plus d’une simple posture. C’est une méthode : définir un adversaire clair (l’élite, l’immigré, Bruxelles), dénoncer une  » domination culturelle » et transformer le débat politique en un spectacle « survitaminé », une lutte permanente pour la survie culturelle.
  • L’Europe, ligne de front : Le clivage « ouverts vs. fermés » ou « Européistes vs. Souverainistes » est devenu le principal organisateur du chaos. Il n’est plus une question de politique étrangère, mais une question du qui nous sommes. L’Europe est le symbole parfait de « l’autre » pour les uns, et le projet civilisationnel ultime pour les autres.
  • L’identité, « la politique sous acide » : Lorsque la politique ne porte plus sur ce que nous faisons ensemble mais sur ce que nous sommes les uns contre les autres, le débat devient irrationnel. L’adversaire n’est plus celui qui a une mauvaise idée, il devient l’ennemi qui menace notre existence même.
  • La rupture apocalyptique : Le clivage final, et le plus dangereux, oppose les « pro-apocalypse » (qu’ils soient écologistes radicaux ou « woke », convaincus de l’effondrement imminent du système) aux « survivalistes » (cette alliance contre-nature de paléo-libertariens et de conservateurs extrêmes qui se préparent au chaos). Ces deux camps, bien que minoritaires, fixent les termes d’un débat où la modération est inaudible.

3. La politique factuelle recule face à la politique fictionnelle

Ce phénomène n’est global. Le succès du Brexit reposait sur un récit simple et puissant : « Take Back Control ». Une définition du « peuple » britannique contre une « bureaucratie de Bruxelles » anonyme. Aux États-Unis, la polarisation entre le « Make America Great Again » et une vision progressiste et multiculturelle de l’Amérique relève de la même logique de guerre narrative.

Et l’Union européenne dans tout ça ? Elle est la victime désignée de cette nouvelle ère. La communication, historiquement, technocratique et factuelle, basée sur les bénéfices (le marché unique, Erasmus, les fonds de cohésion). Nous répondons à des attaques mythologiques avec des communiqués de presse et des fiches d’information. 

II. Pour une boussole stratégique européenne

Il est urgent de changer de paradigme. L’Union ne peut plus être un simple objet de débat dans les politiques nationales ; elle doit devenir un acteur narratif à part entière.

1. Définir notre propre « peuple » européen 

Nous devons cesser de parler des « citoyens européens » comme de simples bénéficiaires de droits. Nous devons construire et incarner le récit du « peuple européen » : une communauté de 450 millions de personnes unies non par l’uniformité, mais par un destin partagé. Un peuple qui a choisi la paix sur la guerre, la coopération sur la confrontation, la démocratie sur l’autoritarisme. 

Ce récit doit être émotionnel, incarné, visible. Qui sont les héros de l’Europe ? Pas seulement les « Pères fondateurs », mais l’infirmière polonaise travaillant en Allemagne, l’ingénieur espagnol créant une start-up en Estonie, l’étudiant grec en échange en Irlande.

2. Passer de la justification à l’inspiration : le « pourquoi » européen

Inspirons-nous de Simon Sinek : « Start with Why ». Notre communication est obsédée par le « Quoi » (les directives, les budgets) et le « Comment » (les institutions, les processus). Nous expliquons rarement le « Pourquoi ». 

Pourquoi l’Europe ? Parce que face au changement climatique, à l’agressivité des empires autoritaires, aux pandémies et aux révolutions technologiques, aucune de nos fières nations ne pèse quoi que ce soit seule. 

Le « Pourquoi » de l’Europe, c’est la survie de notre modèle de civilisation, de nos libertés et de notre prospérité dans un monde de géants. C’est un projet non pas de domination, mais d’influence ; non pas de fermeture, mais de puissance ouverte.

3. Assumer le conflit positivement

Une communication stratégique efficace n’est pas neutre. Elle choisit son camp. L’Europe est le projet de l’État de droit, de la dignité humaine et de la coopération. Notre adversaire n’est pas le « souverainiste » qui exprime une inquiétude légitime, mais le projet politique qui instrumentalise cette peur pour promouvoir la désinformation, la haine de l’autre et le démantèlement de la démocratie libérale. 

Nous devons nommer et contrer activement les ingérences étrangères et les forces politiques internes qui cherchent à affaiblir l’Europe pour servir des intérêts qui ne sont pas ceux de ses peuples. Il ne s’agit pas d’attaquer des personnes, mais de déconstruire sans relâche les récits toxiques.

La négociation budgétaire de l’UE sera un test de résistance pour la démocratie européenne, mais elle est surtout un avertissement pour nous tous. Si l’Union européenne ne se dote pas rapidement d’une stratégie de communication offensive, capable de livrer et de gagner la guerre des récits, elle continuera d’être le bouc émissaire parfait pour tous les populismes.

L’enjeu n’est plus seulement de convaincre, mais aussi d’inspirer et de mobiliser. L’Europe doit cesser de se raconter comme une solution technique à des problèmes complexes et commencer à s’affirmer comme ce qu’elle est : la plus grande aventure politique de notre temps. C’est à ce prix qu’elle survivra et aura les moyens à la hauteur de cette ambition.

Inspirer par Jean Monnet : comment naviguer la polycrise pour réinventer la puissance européenne ?

La célèbre formule de Jean Monnet, dans ses Mémoires « L’Europe se fera dans les crises, et elle sera la somme des solutions qu’on apportera à ces crises », a longtemps servi de boussole intellectuelle et politique à notre projet commun. Cette vision, née des décombres du XXe siècle, postulait une progression quasi-mécanique : chaque secousse, chaque épreuve, devait inéluctablement mener à un approfondissement de notre Union.

Pourtant, nous devons aujourd’hui confronter cette idée à la réalité d’une « polycrise » systémique. Il ne s’agit plus d’une crise singulière à laquelle succède une relance, mais d’un état de turbulence permanent. Crise financière, vague migratoire, pandémie mondiale, guerre aux portes de l’Europe, urgence climatique, inflation et crise énergétique… Ces ondes de choc ne se succèdent plus, elles se superposent et s’amplifient mutuellement.

Face à cet « empilement », le risque n’est plus seulement la stagnation, mais un « risque sournois d’effacement », comme le souligne Gilles Grin, directeur de la Fondation Jean Monnet pour l’Europe dans « Construction européenne : la révolution d’un continent ».

La question n’est donc plus de savoir si l’Europe avance grâce aux crises, mais si elle peut survivre à la polycrise. C’est dans ce paradoxe que se niche notre défi, mais aussi notre opportunité : celle de forger une résilience qui deviendra le socle d’une véritable souveraineté.

Le diagnostic : la fin de la « crise utile » ?

Le paradigme de Monnet reposait sur des crises identifiables, souvent exogènes ou sectorielles, qui forçaient les États membres à reconnaître leur interdépendance. La polycrise contemporaine est d’une nature radicalement différente, et ce pour trois raisons majeures qui paralysent notre élan traditionnel :

  1. L’usure décisionnelle et la fatigue citoyenne. La longueur et la multiplicité des crises (plus de quinze ans de turbulences quasi ininterrompues) épuisent les mécanismes institutionnels et les opinions publiques. La gestion de l’urgence permanente empêche la vision à long terme et alimente un sentiment de dépossession démocratique, où les citoyens ne voient plus que les contraintes de l’Union, et non ses protections.
  2. La contagion de la défiance. À la différence des crises passées, celle-ci est marquée par une crise de légitimité politique sans précédent qui prend racine au sein des États-membres et contamine l’échelon européen. L’UE, par sa nature hybride, reste structurellement dépendante des contingences politiques nationales. Lorsque les démocraties nationales vacillent, c’est tout l’édifice qui est fragilisé, devenant un bouc émissaire facile pour des maux internes.
  3. Un environnement international hostile. Pour la première fois de son histoire, l’Union n’évolue plus dans un monde où la pax americana garantissait sa sécurité et où le multilatéralisme était la norme. Entre une Chine « rivale systémique », une Russie belliqueuse et des États-Unis dont l’engagement n’est plus inconditionnel, l’UE est devenue une cible. Les puissances extérieures ont compris que notre centre de gravité le plus faible résidait dans notre capacité à être divisés.

Le momentum paradoxal : la polycrise comme catalyseur du réveil géopolitique

C’est précisément parce que ce nouveau contexte menace son existence même que l’Union est contrainte de changer de dimension. La polycrise, en exposant crûment nos vulnérabilités, agit comme un puissant révélateur de la futilité de l’action isolée. Elle nous force à passer d’une intégration subie à une souveraineté choisie.

Les avancées les plus spectaculaires de ces dernières années n’ont pas été le fruit d’un long processus planifié, mais des réponses directes et audacieuses à des chocs existentiels :

  1. La souveraineté sanitaire et économique : Face à la pandémie, l’achat en commun de vaccins et surtout le plan de relance NextGenerationEU, avec son endettement commun, constituaient des tabous absolus il y a encore quelques années. Ils sont devenus une évidence lorsque l’alternative était l’effondrement du marché unique.
  2. La souveraineté énergétique et stratégique : L’invasion de l’Ukraine par la Russie a été un électrochoc. En quelques mois, l’Union a mis en œuvre des sanctions d’une ampleur inédite, s’est engagée sur la voie de l’autonomie énergétique (REPowerEU) et a commencé à penser sa défense de manière plus intégrée.
  3. La souveraineté normative : Dans un monde numérique dominé par les géants américains et chinois, l’UE impose ses règles (RGPD, DSA, DMA) et se positionne comme le régulateur mondial de référence, protégeant ses citoyens et ses entreprises. C’est « l’effet Bruxelles » : une forme de puissance discrète mais immensément influente.

Ces exemples ne sont pas des solutions à des crises ; ils sont les premières briques d’une Union qui apprend à penser et à agir comme une puissance mondiale.

Orientations pour une nouvelle communication stratégique européenne

Pour accompagner et amplifier ce momentum, notre communication doit opérer une mutation copernicienne. Il ne s’agit plus de « justifier » l’Europe, mais d’incarner sa nouvelle ambition :

  1. Passer du narratif de la paix à celui de la protection. La paix entre les États membres, cet acquis historique fondamental, ne suffit plus à mobiliser. Le nouveau grand récit européen doit être celui de la puissance protectrice. L’UE n’est pas une entité bureaucratique lointaine ; elle est le bouclier qui nous permet de faire face, collectivement, à des forces (climatiques, géopolitiques, économiques) qu’aucun État membre ne pourrait affronter seul. Chaque initiative, du Green Deal à la défense commune, doit être présentée sous cet angle.
  2. Incarner la résilience, pas seulement gérer la crise. Notre communication est trop souvent réactive, piégée dans le jargon de la gestion de crise. Nous devons au contraire construire un discours proactif de la résilience stratégique. Il faut montrer comment nos investissements dans la transition verte, le numérique et nos chaînes de valeur créent une autonomie durable et un avantage compétitif pour les générations futures.
  3. Faire de la démocratie un avantage offensif. Face à la montée des régimes autoritaires, cessons de présenter notre modèle démocratique, basé sur le droit et le compromis, comme une faiblesse ou une lenteur. C’est notre plus grand atout. Il est le garant de la stabilité à long terme, de l’innovation et de l’attractivité. Notre communication doit lier explicitement le respect de l’État de droit à notre prospérité et à notre sécurité, à l’interne comme à l’externe.

De la somme des solutions à l’architecte de la résilience

La polycrise a brisé le rythme confortable de l’intégration par crises successives. Elle nous place devant un choix radical : l’effacement progressif ou un saut qualitatif vers une union de la puissance et de la souveraineté. Ce n’est plus un « moment Monnet », c’est un « moment constituant » où notre capacité d’action collective est la seule réponse à la brutalité du monde.

L’Europe ne sera plus seulement la somme des solutions à ses crises. Elle doit devenir l’architecte de sa propre résilience dans un monde qui ne l’attendra pas. C’est ce projet, exigeant mais vital, que notre communication stratégique doit désormais porter avec clarté, audace et conviction.

L’Europe au pied du mur : pour une communication de puissance et de projet

L’urgence d’un débat rationnel face au choc des réalités : Le monde qui a présidé à la dernière législature européenne a volé en éclats. Entre la brutalisation des relations internationales, en commençant par notre allié transatlantique traditionnel, la guerre de l’information qui fait rage sur nos écrans et le risque patent d’un déclassement économique et technologique, l’Union européenne fait face à un « choc des réalités » d’une violence inouïe. Comme le disait Raymond Aron, « nous croyons dans la victoire des démocraties, à condition qu’elles le veuillent ». La question qui nous est posée aujourd’hui est simple : le voulons-nous vraiment ?

La communication européenne ne peut plus se contenter d’accompagner les décisions. Elle doit devenir le fer de lance d’un sursaut collectif. Elle doit forger la conscience et la volonté d’agir. Inspiré par les débats stimulants des Rencontres Économiques d’Aix, ce papier se propose de tracer une voie, en distinguant les acquis du passé, les requis du présent et les indécis de l’avenir. Notre boussole : la réfutabilité des faits chère à Karl Popper, pour sortir des incantations et affronter le réel.

1. Les « acquis » : un héritage à dépasser

Chaque élection européenne a marqué une étape dans la construction d’une communication politique continentale. Cet héritage est notre point de départ, mais il est aujourd’hui insuffisant.

  • 2009 : l’émergence d’un espace public européen. La communication a commencé à traiter l’UE comme un ensemble, posant les premières pierres d’un débat transnational.
  • 2014 : la personnalisation d’une scène politique. Le processus des Spitzenkandidaten a donné un visage à l’alternative politique européenne, transformant une abstraction institutionnelle en une compétition incarnée.
  • 2019 : la mobilisation par la polarisation. Face à la montée des populismes, la communication a adopté un ton « partial », opposant pro-Européens et europhobes. Cette stratégie a payé en termes de participation, mais a aussi contribué à fracturer le débat.
  • 2024 : la prise de conscience des « communs européens ». La campagne a mis en lumière ce que nous partageons et devons protéger ensemble : notre sécurité, notre modèle social, nos transitions climatique et numérique.

Ces acquis sont réels, mais ils correspondent à un monde révolu. L’heure n’est plus à la simple défense d’un modèle, mais à la construction active de notre survie et de notre prospérité dans un environnement hostile.

2. Les « requis » : forger un récit de puissance et de projet

Le mandat qui s’ouvre exige un changement radical de paradigme communicationnel. Il ne s’agit plus de convaincre de l’utilité de l’Europe, mais de mobiliser pour la rendre puissante. Il faut passer à une « Europe de faire ».

A. Communaliser les cultures publiques nationales

Notre plus grande vulnérabilité est la fragmentation de nos espaces publics, exploitée par la désinformation. La Russie, comme le souligne Tidhar Wald, obtient en Moldavie par l’influence ce qu’elle ne peut obtenir par les armes en Ukraine.

La communication européenne doit donc :

  • Créer des ponts, pas seulement des bulles : contrer la polarisation algorithmique en créant des formats et des espaces de débats transnationaux qui ne se contentent pas de renforcer les convictions, mais qui exposent à l’altérité.
  • Armer l’esprit critique : le combat n’est pas tant dans la fabrique de l’opinion que dans la définition de l’agenda. La communication doit éduquer aux mécanismes de la désinformation, promouvoir la vérifiabilité des faits et résister à la dictature de l’émotion et de l’accélération.
  • Incarner la confiance : face à une science devenue « invisible », la communication doit porter la voix de la recherche collective, du vetting des connaissances, avec clarté et émotion, en s’appuyant sur des relais de confiance.

B. Mieux intégrer et gérer les biens communs publics européens

La souveraineté se mesure à notre capacité d’agir. La communication doit rendre tangibles les projets qui la construisent, en sortant de la « langue de coton » technocratique :

  • Raconter le projet, pas seulement la norme : l’Europe souffre d’une approche par le droit et la norme, conséquence de sa construction (Nicolas Dufourcq). La communication doit changer de focale : parler de l’Union des marchés de capitaux non pas comme d’une directive, mais comme du moyen de financer nos futurs champions technologiques et la transition écologique.
  • Faire du marché unique une épopée quotidienne : Enrico Letta le rappelle, nous sommes des « colons » numériques des États-Unis. La communication doit illustrer ce que signifie un marché unique réellement intégré pour les services, les données, l’énergie. C’est un combat pour notre prospérité.
  • Assumer le langage de la compétitivité : L’Europe a été construite pour les consommateurs (Patrick Pouyanné). Il est temps de parler aux producteurs, aux innovateurs. Le rapport Draghi est un électrochoc. La communication doit en être l’amplificateur, en martelant la nécessité d’investir, de protéger nos industries et d’alléger le fardeau réglementaire qui freine l’innovation.

C. Maîtriser notre destin commun stratégique

La « fin du système atlantique » (Hubert Védrine) et l’incertitude sur l’allié américain nous obligent à penser par nous-mêmes. La communication doit traduire cette nécessité en une ambition politique.

  • Passer de la dépendance à l’alliance choisie : Le but n’est pas de s’isoler, mais d’agir pour que l’Europe devienne un partenaire indispensable et non un vassal. Comme le dit Jean-Noël Barrot, « cessons de demander ce que les USA vont faire pour l’Europe, mais agissons pour l’Europe ». La communication doit porter ce message de responsabilité et de force tranquille.
  • Faire de l’autonomie stratégique un projet de société : La défense ne doit plus être un sujet tabou. La communication doit expliquer pourquoi investir dans notre base industrielle et technologique de défense (Sébastien Lecornu, Florence Parly), c’est créer des emplois qualifiés, maîtriser des technologies duales et garantir notre sécurité. Il faut populariser l’idée d’une « souveraineté augmentée » (Emmanuel Chiva).
  • Construire un multilatéralisme d’action : Face à un monde fragmenté, l’Europe peut être l’anti-dote à la brutalisation du monde. Notre communication doit promouvoir des coalitions de volontaires, sujet par sujet (climat, santé, régulation numérique), montrant que notre puissance n’est pas hégémonique mais coopérative.

3. Les « indécis » : naviguer entre les contraintes et les opportunités

Le succès de cette nouvelle communication dépendra de sa capacité à gérer trois variables majeures.

  • La majorité parlementaire : Quelle que soit les évolutions partisanes dans les combinaisons parlementaires plus ouvertes, la réalité géopolitique et économique s’imposera. Une coalition des centres sera plus réceptive au discours de puissance et de compétitivité. Une coalition des droites contreviendrait à l’histoire de la construction européenne jusqu’à aujourd’hui mais pourrait être plus iconoclaste sur les transitions. La communication devra être agile, trouvant les arguments qui résonnent avec la majorité en place sans trahir la vision d’ensemble.
  • La fiction des blocs : Le « bloc occidental » est une fiction (Jean Pisani-Ferry), tout comme le « Sud global ». Cette fragmentation est une chance. Notre communication doit cesser de raisonner en termes de blocs figés pour adopter une approche chirurgicale, s’adressant à des partenaires spécifiques sur des intérêts communs.
  • La langue (de bois, de coton, d’or) : Le plus grand danger est de retomber dans nos travers. La langue de bois des non-dits, la langue de coton de la technocratie et la langue d’or des promesses sans lendemain sont les poisons de la confiance. La nouvelle communication européenne doit être une langue de fer : celle de la lucidité sur les menaces, de la volonté dans l’action et de la clarté sur les objectifs.

De la communication d’accompagnement à la communication de combat

« Soit l’Europe fait face, soit elle s’efface », prévient Florence Parly. Le temps de « Celui qui n’a pas le goût de l’absolu se contente d’une médiocrité tranquille » (une citation de Paul Cézanne, mentionné par Villeroy de Galhau) est terminé. La communication institutionnelle ne peut plus se permettre d’être un simple service après-vente des décisions bruxelloises.

Elle doit devenir une fonction stratégique de premier plan, avec une triple mission :

  1. Avertir plutôt que divertir : protéger le réel dans un monde de post-réalité et de diversion généralisée.
  2. Rassembler plutôt que fragmenter : construire une « fierté collective » (Philippe Wahl) autour de projets concrets qui répondent aux angoisses de nos concitoyens (climat, sécurité, emploi).
  3. Armer plutôt que subir : donner aux citoyens, aux entreprises et aux décideurs les clés de lecture et la volonté nécessaires pour affronter un monde où le rapport de force est redevenu central.

La tâche de la communication européenne pour les cinq ans à venir n’est plus de commenter le match. C’est d’aider l’équipe à le gagner. Il ne s’agit plus de communiquer sur l’Europe, mais de forger, par la communication, la volonté politique d’une Europe-puissance.

Forger le nouveau narratif européen : une Europe bouclier, pionnière, équilibre et promesse

Le récit fondateur de l’Europe – la paix après la guerre – fut un moteur puissant au XXe siècle. Aujourd’hui, face aux défis du XXIe siècle, l’Union européenne doit se doter d’un nouveau narratif qui s’appuie sur ses forces existantes pour projeter une vision d’avenir ambitieuse, désirable et crédible. Ce n’est pas une question de marketing, mais de définition de notre projet politique commun…

L’Europe-bouclier : la promesse de protection dans un monde brutal

Ce premier narratif répond à l’anxiété fondamentale des citoyens face à la fragmentation du monde, aux inégalités et aux menaces. Il positionne l’Europe non pas comme une entité bureaucratique, mais comme le seul bouclier pertinent à notre échelle pour protéger notre modèle de société.

  • Le message clé : Seuls, nous sommes vulnérables. Ensemble, nous sommes une puissance tranquille qui protège votre sécurité, votre santé, votre épargne et votre mode de vie.
  • Les preuves à incarner :
    • Le bouclier monétaire : L’euro, qui a protégé l’épargne de 340 millions de citoyens de l’inflation galopante et des dévaluations compétitives. C’est notre souveraineté en poche.
    • Le bouclier économique : Les mécanismes de filtrage des investissements étrangers protègent nos entreprises stratégiques des prédations. Les sanctions contre la Russie montrent que notre puissance économique est aussi une arme de défense.
    • Le bouclier numérique : Le DSA et le DMA sont les premières tentatives au monde de protéger les citoyens et les entreprises de la puissance dérégulée des géants de la tech.

L’Europe-pionnière : la conquête des nouvelles frontières

Ce deuxième narratif est celui de l’ambition et du projet. Il contre l’image d’une Europe vieillissante et bureaucratique en la présentant comme un continent d’inventeurs, de bâtisseurs et de pionniers, capable de mener les grandes transformations du siècle.

  • Le message clé : L’avenir ne se subit pas, il se construit. L’Europe est le meilleur endroit pour inventer le monde de demain : un monde plus vert, plus numérique et plus juste.
  • Les preuves à incarner :
    • La conquête écologique : Le Clean Industrial Deal n’est pas une contrainte, c’est le plus grand projet de modernisation industrielle depuis 50 ans. C’est la mission de notre génération pour réindustrialiser l’Europe et inventer la croissance décarbonée.
    • La conquête de l’innovation : Le projet d’Union des Marchés de Capitaux n’est pas une abstraction financière, c’est le moyen de financer les futurs champions européens de l’IA, de la biotech, du spatial et des cleantechs.
    • La conquête de la mobilité : Erasmus n’est pas seulement un programme d’échange, c’est la fabrique d’une génération de citoyens européens, le plus puissant de nos soft powers.

L’Europe-équilibre : la troisième voie dans un monde de géants

Ce troisième narratif définit la place et la mission de l’Europe sur la scène internationale. Il offre une alternative à la confrontation binaire entre les États-Unis et la Chine, un modèle de puissance fondé non pas sur la coercition, mais sur la coopération et le droit.

  • Le message clé : Dans un monde qui se déchire entre deux empires, l’Europe n’est pas un vassal, mais un pôle d’équilibre. Nous sommes la puissance qui bâtit des ponts plutôt que des murs.
  • Les preuves à incarner :
    • L’architecte du multilatéralisme : Face à ceux qui veulent détruire l’ordre international, l’Europe est le principal défenseur de la coopération et des institutions qui préviennent le chaos.
    • Le partenaire fiable : Notre capacité à former des coalitions « sujet par sujet » (climat, commerce, sécurité) fait de nous un allié recherché par tous ceux qui refusent la logique des blocs.
    • La puissance normative douce : Notre modèle (RGPD, normes environnementales) s’exporte de lui-même car il répond à une aspiration universelle à la protection et à la durabilité. C’est le « Brussels effect » qui change le monde.
    • Le champion du développement : En tant que premier donateur mondial d’aide au développement, l’Europe investit dans la stabilité mondiale, qui est la première condition de sa propre sécurité.

L’Europe-promesse : un modèle de société à défendre

Le quatrième récit est le cœur battant du projet européen, sa justification morale et philosophique. Il répond à la question fondamentale : « Pourquoi ? ». Pourquoi vouloir être un bouclier, un pionnier, un équilibre ? La réponse est : pour préserver et développer un modèle de société qui place la dignité humaine, la solidarité et l’épanouissement individuel au centre de tout. C’est le récit qui doit contrer le cynisme et redonner un sens profond à l’engagement européen.

  • Le message clé : Au-delà de la puissance et de l’économie, l’Europe, c’est la promesse unique au monde d’une société qui cherche à concilier la liberté individuelle avec la sécurité collective, la prospérité économique avec la justice sociale, et le progrès technologique avec le respect de la planète.
  • Les preuves à incarner :
    • Le contrat social européen : Nos systèmes de santé accessibles, d’éducation publique et de protection sociale ne sont pas des charges, mais le socle de notre stabilité et de notre attractivité. C’est ce modèle qui fait que, malgré les crises, « les migrants aspirent à nous rejoindre ».
    • La défense des droits et libertés : L’Europe est le dernier bastion de la « démocratie pleine ». C’est ici que les droits des femmes, des minorités et la protection des données personnelles sont les plus avancés. C’est une puissance normative qui exporte la dignité.
    • La promesse d’une transition juste : La transition, c’est un engagement à ne laisser personne sur le bord de la route. C’est la recherche d’une synthèse entre « l’écologie scientifique et le développement responsable », qui répond directement à la « perception des inégalités » qui nourrit le populisme.
    • L’investissement dans le capital humain : En mettant l’accent sur l’éducation, la formation tout au long de la vie et la culture (Erasmus), l’Europe fait le pari de l’intelligence collective. C’est la conviction que notre plus grande richesse n’est pas dans nos sous-sols, mais dans le talent de nos citoyens.

L’Europe-bouclier protège ses citoyens. L’Europe-pionnière construit son avenir. L’Europe-équilibre la défend sur la scène mondiale. L’Europe-promesse lui donne son âme et sa raison d’être. En articulant ces narratifs de manière cohérente et en les incarnant dans des actions politiques fortes, l’Union européenne peut enfin aligner sa communication sur son projet.

La communication ne suit plus la politique, elle est la politique, car elle donne le sens, la direction et l’élan nécessaires au sursaut européen.