Inspirer par Jean Monnet : comment naviguer la polycrise pour réinventer la puissance européenne ?

La célèbre formule de Jean Monnet, dans ses Mémoires « L’Europe se fera dans les crises, et elle sera la somme des solutions qu’on apportera à ces crises », a longtemps servi de boussole intellectuelle et politique à notre projet commun. Cette vision, née des décombres du XXe siècle, postulait une progression quasi-mécanique : chaque secousse, chaque épreuve, devait inéluctablement mener à un approfondissement de notre Union.

Pourtant, nous devons aujourd’hui confronter cette idée à la réalité d’une « polycrise » systémique. Il ne s’agit plus d’une crise singulière à laquelle succède une relance, mais d’un état de turbulence permanent. Crise financière, vague migratoire, pandémie mondiale, guerre aux portes de l’Europe, urgence climatique, inflation et crise énergétique… Ces ondes de choc ne se succèdent plus, elles se superposent et s’amplifient mutuellement.

Face à cet « empilement », le risque n’est plus seulement la stagnation, mais un « risque sournois d’effacement », comme le souligne Gilles Grin, directeur de la Fondation Jean Monnet pour l’Europe dans « Construction européenne : la révolution d’un continent ».

La question n’est donc plus de savoir si l’Europe avance grâce aux crises, mais si elle peut survivre à la polycrise. C’est dans ce paradoxe que se niche notre défi, mais aussi notre opportunité : celle de forger une résilience qui deviendra le socle d’une véritable souveraineté.

Le diagnostic : la fin de la « crise utile » ?

Le paradigme de Monnet reposait sur des crises identifiables, souvent exogènes ou sectorielles, qui forçaient les États membres à reconnaître leur interdépendance. La polycrise contemporaine est d’une nature radicalement différente, et ce pour trois raisons majeures qui paralysent notre élan traditionnel :

  1. L’usure décisionnelle et la fatigue citoyenne. La longueur et la multiplicité des crises (plus de quinze ans de turbulences quasi ininterrompues) épuisent les mécanismes institutionnels et les opinions publiques. La gestion de l’urgence permanente empêche la vision à long terme et alimente un sentiment de dépossession démocratique, où les citoyens ne voient plus que les contraintes de l’Union, et non ses protections.
  2. La contagion de la défiance. À la différence des crises passées, celle-ci est marquée par une crise de légitimité politique sans précédent qui prend racine au sein des États-membres et contamine l’échelon européen. L’UE, par sa nature hybride, reste structurellement dépendante des contingences politiques nationales. Lorsque les démocraties nationales vacillent, c’est tout l’édifice qui est fragilisé, devenant un bouc émissaire facile pour des maux internes.
  3. Un environnement international hostile. Pour la première fois de son histoire, l’Union n’évolue plus dans un monde où la pax americana garantissait sa sécurité et où le multilatéralisme était la norme. Entre une Chine « rivale systémique », une Russie belliqueuse et des États-Unis dont l’engagement n’est plus inconditionnel, l’UE est devenue une cible. Les puissances extérieures ont compris que notre centre de gravité le plus faible résidait dans notre capacité à être divisés.

Le momentum paradoxal : la polycrise comme catalyseur du réveil géopolitique

C’est précisément parce que ce nouveau contexte menace son existence même que l’Union est contrainte de changer de dimension. La polycrise, en exposant crûment nos vulnérabilités, agit comme un puissant révélateur de la futilité de l’action isolée. Elle nous force à passer d’une intégration subie à une souveraineté choisie.

Les avancées les plus spectaculaires de ces dernières années n’ont pas été le fruit d’un long processus planifié, mais des réponses directes et audacieuses à des chocs existentiels :

  1. La souveraineté sanitaire et économique : Face à la pandémie, l’achat en commun de vaccins et surtout le plan de relance NextGenerationEU, avec son endettement commun, constituaient des tabous absolus il y a encore quelques années. Ils sont devenus une évidence lorsque l’alternative était l’effondrement du marché unique.
  2. La souveraineté énergétique et stratégique : L’invasion de l’Ukraine par la Russie a été un électrochoc. En quelques mois, l’Union a mis en œuvre des sanctions d’une ampleur inédite, s’est engagée sur la voie de l’autonomie énergétique (REPowerEU) et a commencé à penser sa défense de manière plus intégrée.
  3. La souveraineté normative : Dans un monde numérique dominé par les géants américains et chinois, l’UE impose ses règles (RGPD, DSA, DMA) et se positionne comme le régulateur mondial de référence, protégeant ses citoyens et ses entreprises. C’est « l’effet Bruxelles » : une forme de puissance discrète mais immensément influente.

Ces exemples ne sont pas des solutions à des crises ; ils sont les premières briques d’une Union qui apprend à penser et à agir comme une puissance mondiale.

Orientations pour une nouvelle communication stratégique européenne

Pour accompagner et amplifier ce momentum, notre communication doit opérer une mutation copernicienne. Il ne s’agit plus de « justifier » l’Europe, mais d’incarner sa nouvelle ambition :

  1. Passer du narratif de la paix à celui de la protection. La paix entre les États membres, cet acquis historique fondamental, ne suffit plus à mobiliser. Le nouveau grand récit européen doit être celui de la puissance protectrice. L’UE n’est pas une entité bureaucratique lointaine ; elle est le bouclier qui nous permet de faire face, collectivement, à des forces (climatiques, géopolitiques, économiques) qu’aucun État membre ne pourrait affronter seul. Chaque initiative, du Green Deal à la défense commune, doit être présentée sous cet angle.
  2. Incarner la résilience, pas seulement gérer la crise. Notre communication est trop souvent réactive, piégée dans le jargon de la gestion de crise. Nous devons au contraire construire un discours proactif de la résilience stratégique. Il faut montrer comment nos investissements dans la transition verte, le numérique et nos chaînes de valeur créent une autonomie durable et un avantage compétitif pour les générations futures.
  3. Faire de la démocratie un avantage offensif. Face à la montée des régimes autoritaires, cessons de présenter notre modèle démocratique, basé sur le droit et le compromis, comme une faiblesse ou une lenteur. C’est notre plus grand atout. Il est le garant de la stabilité à long terme, de l’innovation et de l’attractivité. Notre communication doit lier explicitement le respect de l’État de droit à notre prospérité et à notre sécurité, à l’interne comme à l’externe.

De la somme des solutions à l’architecte de la résilience

La polycrise a brisé le rythme confortable de l’intégration par crises successives. Elle nous place devant un choix radical : l’effacement progressif ou un saut qualitatif vers une union de la puissance et de la souveraineté. Ce n’est plus un « moment Monnet », c’est un « moment constituant » où notre capacité d’action collective est la seule réponse à la brutalité du monde.

L’Europe ne sera plus seulement la somme des solutions à ses crises. Elle doit devenir l’architecte de sa propre résilience dans un monde qui ne l’attendra pas. C’est ce projet, exigeant mais vital, que notre communication stratégique doit désormais porter avec clarté, audace et conviction.

L’Europe au pied du mur : pour une communication de puissance et de projet

L’urgence d’un débat rationnel face au choc des réalités : Le monde qui a présidé à la dernière législature européenne a volé en éclats. Entre la brutalisation des relations internationales, en commençant par notre allié transatlantique traditionnel, la guerre de l’information qui fait rage sur nos écrans et le risque patent d’un déclassement économique et technologique, l’Union européenne fait face à un « choc des réalités » d’une violence inouïe. Comme le disait Raymond Aron, « nous croyons dans la victoire des démocraties, à condition qu’elles le veuillent ». La question qui nous est posée aujourd’hui est simple : le voulons-nous vraiment ?

La communication européenne ne peut plus se contenter d’accompagner les décisions. Elle doit devenir le fer de lance d’un sursaut collectif. Elle doit forger la conscience et la volonté d’agir. Inspiré par les débats stimulants des Rencontres Économiques d’Aix, ce papier se propose de tracer une voie, en distinguant les acquis du passé, les requis du présent et les indécis de l’avenir. Notre boussole : la réfutabilité des faits chère à Karl Popper, pour sortir des incantations et affronter le réel.

1. Les « acquis » : un héritage à dépasser

Chaque élection européenne a marqué une étape dans la construction d’une communication politique continentale. Cet héritage est notre point de départ, mais il est aujourd’hui insuffisant.

  • 2009 : l’émergence d’un espace public européen. La communication a commencé à traiter l’UE comme un ensemble, posant les premières pierres d’un débat transnational.
  • 2014 : la personnalisation d’une scène politique. Le processus des Spitzenkandidaten a donné un visage à l’alternative politique européenne, transformant une abstraction institutionnelle en une compétition incarnée.
  • 2019 : la mobilisation par la polarisation. Face à la montée des populismes, la communication a adopté un ton « partial », opposant pro-Européens et europhobes. Cette stratégie a payé en termes de participation, mais a aussi contribué à fracturer le débat.
  • 2024 : la prise de conscience des « communs européens ». La campagne a mis en lumière ce que nous partageons et devons protéger ensemble : notre sécurité, notre modèle social, nos transitions climatique et numérique.

Ces acquis sont réels, mais ils correspondent à un monde révolu. L’heure n’est plus à la simple défense d’un modèle, mais à la construction active de notre survie et de notre prospérité dans un environnement hostile.

2. Les « requis » : forger un récit de puissance et de projet

Le mandat qui s’ouvre exige un changement radical de paradigme communicationnel. Il ne s’agit plus de convaincre de l’utilité de l’Europe, mais de mobiliser pour la rendre puissante. Il faut passer à une « Europe de faire ».

A. Communaliser les cultures publiques nationales

Notre plus grande vulnérabilité est la fragmentation de nos espaces publics, exploitée par la désinformation. La Russie, comme le souligne Tidhar Wald, obtient en Moldavie par l’influence ce qu’elle ne peut obtenir par les armes en Ukraine.

La communication européenne doit donc :

  • Créer des ponts, pas seulement des bulles : contrer la polarisation algorithmique en créant des formats et des espaces de débats transnationaux qui ne se contentent pas de renforcer les convictions, mais qui exposent à l’altérité.
  • Armer l’esprit critique : le combat n’est pas tant dans la fabrique de l’opinion que dans la définition de l’agenda. La communication doit éduquer aux mécanismes de la désinformation, promouvoir la vérifiabilité des faits et résister à la dictature de l’émotion et de l’accélération.
  • Incarner la confiance : face à une science devenue « invisible », la communication doit porter la voix de la recherche collective, du vetting des connaissances, avec clarté et émotion, en s’appuyant sur des relais de confiance.

B. Mieux intégrer et gérer les biens communs publics européens

La souveraineté se mesure à notre capacité d’agir. La communication doit rendre tangibles les projets qui la construisent, en sortant de la « langue de coton » technocratique :

  • Raconter le projet, pas seulement la norme : l’Europe souffre d’une approche par le droit et la norme, conséquence de sa construction (Nicolas Dufourcq). La communication doit changer de focale : parler de l’Union des marchés de capitaux non pas comme d’une directive, mais comme du moyen de financer nos futurs champions technologiques et la transition écologique.
  • Faire du marché unique une épopée quotidienne : Enrico Letta le rappelle, nous sommes des « colons » numériques des États-Unis. La communication doit illustrer ce que signifie un marché unique réellement intégré pour les services, les données, l’énergie. C’est un combat pour notre prospérité.
  • Assumer le langage de la compétitivité : L’Europe a été construite pour les consommateurs (Patrick Pouyanné). Il est temps de parler aux producteurs, aux innovateurs. Le rapport Draghi est un électrochoc. La communication doit en être l’amplificateur, en martelant la nécessité d’investir, de protéger nos industries et d’alléger le fardeau réglementaire qui freine l’innovation.

C. Maîtriser notre destin commun stratégique

La « fin du système atlantique » (Hubert Védrine) et l’incertitude sur l’allié américain nous obligent à penser par nous-mêmes. La communication doit traduire cette nécessité en une ambition politique.

  • Passer de la dépendance à l’alliance choisie : Le but n’est pas de s’isoler, mais d’agir pour que l’Europe devienne un partenaire indispensable et non un vassal. Comme le dit Jean-Noël Barrot, « cessons de demander ce que les USA vont faire pour l’Europe, mais agissons pour l’Europe ». La communication doit porter ce message de responsabilité et de force tranquille.
  • Faire de l’autonomie stratégique un projet de société : La défense ne doit plus être un sujet tabou. La communication doit expliquer pourquoi investir dans notre base industrielle et technologique de défense (Sébastien Lecornu, Florence Parly), c’est créer des emplois qualifiés, maîtriser des technologies duales et garantir notre sécurité. Il faut populariser l’idée d’une « souveraineté augmentée » (Emmanuel Chiva).
  • Construire un multilatéralisme d’action : Face à un monde fragmenté, l’Europe peut être l’anti-dote à la brutalisation du monde. Notre communication doit promouvoir des coalitions de volontaires, sujet par sujet (climat, santé, régulation numérique), montrant que notre puissance n’est pas hégémonique mais coopérative.

3. Les « indécis » : naviguer entre les contraintes et les opportunités

Le succès de cette nouvelle communication dépendra de sa capacité à gérer trois variables majeures.

  • La majorité parlementaire : Quelle que soit les évolutions partisanes dans les combinaisons parlementaires plus ouvertes, la réalité géopolitique et économique s’imposera. Une coalition des centres sera plus réceptive au discours de puissance et de compétitivité. Une coalition des droites contreviendrait à l’histoire de la construction européenne jusqu’à aujourd’hui mais pourrait être plus iconoclaste sur les transitions. La communication devra être agile, trouvant les arguments qui résonnent avec la majorité en place sans trahir la vision d’ensemble.
  • La fiction des blocs : Le « bloc occidental » est une fiction (Jean Pisani-Ferry), tout comme le « Sud global ». Cette fragmentation est une chance. Notre communication doit cesser de raisonner en termes de blocs figés pour adopter une approche chirurgicale, s’adressant à des partenaires spécifiques sur des intérêts communs.
  • La langue (de bois, de coton, d’or) : Le plus grand danger est de retomber dans nos travers. La langue de bois des non-dits, la langue de coton de la technocratie et la langue d’or des promesses sans lendemain sont les poisons de la confiance. La nouvelle communication européenne doit être une langue de fer : celle de la lucidité sur les menaces, de la volonté dans l’action et de la clarté sur les objectifs.

De la communication d’accompagnement à la communication de combat

« Soit l’Europe fait face, soit elle s’efface », prévient Florence Parly. Le temps de « Celui qui n’a pas le goût de l’absolu se contente d’une médiocrité tranquille » (une citation de Paul Cézanne, mentionné par Villeroy de Galhau) est terminé. La communication institutionnelle ne peut plus se permettre d’être un simple service après-vente des décisions bruxelloises.

Elle doit devenir une fonction stratégique de premier plan, avec une triple mission :

  1. Avertir plutôt que divertir : protéger le réel dans un monde de post-réalité et de diversion généralisée.
  2. Rassembler plutôt que fragmenter : construire une « fierté collective » (Philippe Wahl) autour de projets concrets qui répondent aux angoisses de nos concitoyens (climat, sécurité, emploi).
  3. Armer plutôt que subir : donner aux citoyens, aux entreprises et aux décideurs les clés de lecture et la volonté nécessaires pour affronter un monde où le rapport de force est redevenu central.

La tâche de la communication européenne pour les cinq ans à venir n’est plus de commenter le match. C’est d’aider l’équipe à le gagner. Il ne s’agit plus de communiquer sur l’Europe, mais de forger, par la communication, la volonté politique d’une Europe-puissance.

Forger le nouveau narratif européen : une Europe bouclier, pionnière, équilibre et promesse

Le récit fondateur de l’Europe – la paix après la guerre – fut un moteur puissant au XXe siècle. Aujourd’hui, face aux défis du XXIe siècle, l’Union européenne doit se doter d’un nouveau narratif qui s’appuie sur ses forces existantes pour projeter une vision d’avenir ambitieuse, désirable et crédible. Ce n’est pas une question de marketing, mais de définition de notre projet politique commun…

L’Europe-bouclier : la promesse de protection dans un monde brutal

Ce premier narratif répond à l’anxiété fondamentale des citoyens face à la fragmentation du monde, aux inégalités et aux menaces. Il positionne l’Europe non pas comme une entité bureaucratique, mais comme le seul bouclier pertinent à notre échelle pour protéger notre modèle de société.

  • Le message clé : Seuls, nous sommes vulnérables. Ensemble, nous sommes une puissance tranquille qui protège votre sécurité, votre santé, votre épargne et votre mode de vie.
  • Les preuves à incarner :
    • Le bouclier monétaire : L’euro, qui a protégé l’épargne de 340 millions de citoyens de l’inflation galopante et des dévaluations compétitives. C’est notre souveraineté en poche.
    • Le bouclier économique : Les mécanismes de filtrage des investissements étrangers protègent nos entreprises stratégiques des prédations. Les sanctions contre la Russie montrent que notre puissance économique est aussi une arme de défense.
    • Le bouclier numérique : Le DSA et le DMA sont les premières tentatives au monde de protéger les citoyens et les entreprises de la puissance dérégulée des géants de la tech.

L’Europe-pionnière : la conquête des nouvelles frontières

Ce deuxième narratif est celui de l’ambition et du projet. Il contre l’image d’une Europe vieillissante et bureaucratique en la présentant comme un continent d’inventeurs, de bâtisseurs et de pionniers, capable de mener les grandes transformations du siècle.

  • Le message clé : L’avenir ne se subit pas, il se construit. L’Europe est le meilleur endroit pour inventer le monde de demain : un monde plus vert, plus numérique et plus juste.
  • Les preuves à incarner :
    • La conquête écologique : Le Clean Industrial Deal n’est pas une contrainte, c’est le plus grand projet de modernisation industrielle depuis 50 ans. C’est la mission de notre génération pour réindustrialiser l’Europe et inventer la croissance décarbonée.
    • La conquête de l’innovation : Le projet d’Union des Marchés de Capitaux n’est pas une abstraction financière, c’est le moyen de financer les futurs champions européens de l’IA, de la biotech, du spatial et des cleantechs.
    • La conquête de la mobilité : Erasmus n’est pas seulement un programme d’échange, c’est la fabrique d’une génération de citoyens européens, le plus puissant de nos soft powers.

L’Europe-équilibre : la troisième voie dans un monde de géants

Ce troisième narratif définit la place et la mission de l’Europe sur la scène internationale. Il offre une alternative à la confrontation binaire entre les États-Unis et la Chine, un modèle de puissance fondé non pas sur la coercition, mais sur la coopération et le droit.

  • Le message clé : Dans un monde qui se déchire entre deux empires, l’Europe n’est pas un vassal, mais un pôle d’équilibre. Nous sommes la puissance qui bâtit des ponts plutôt que des murs.
  • Les preuves à incarner :
    • L’architecte du multilatéralisme : Face à ceux qui veulent détruire l’ordre international, l’Europe est le principal défenseur de la coopération et des institutions qui préviennent le chaos.
    • Le partenaire fiable : Notre capacité à former des coalitions « sujet par sujet » (climat, commerce, sécurité) fait de nous un allié recherché par tous ceux qui refusent la logique des blocs.
    • La puissance normative douce : Notre modèle (RGPD, normes environnementales) s’exporte de lui-même car il répond à une aspiration universelle à la protection et à la durabilité. C’est le « Brussels effect » qui change le monde.
    • Le champion du développement : En tant que premier donateur mondial d’aide au développement, l’Europe investit dans la stabilité mondiale, qui est la première condition de sa propre sécurité.

L’Europe-promesse : un modèle de société à défendre

Le quatrième récit est le cœur battant du projet européen, sa justification morale et philosophique. Il répond à la question fondamentale : « Pourquoi ? ». Pourquoi vouloir être un bouclier, un pionnier, un équilibre ? La réponse est : pour préserver et développer un modèle de société qui place la dignité humaine, la solidarité et l’épanouissement individuel au centre de tout. C’est le récit qui doit contrer le cynisme et redonner un sens profond à l’engagement européen.

  • Le message clé : Au-delà de la puissance et de l’économie, l’Europe, c’est la promesse unique au monde d’une société qui cherche à concilier la liberté individuelle avec la sécurité collective, la prospérité économique avec la justice sociale, et le progrès technologique avec le respect de la planète.
  • Les preuves à incarner :
    • Le contrat social européen : Nos systèmes de santé accessibles, d’éducation publique et de protection sociale ne sont pas des charges, mais le socle de notre stabilité et de notre attractivité. C’est ce modèle qui fait que, malgré les crises, « les migrants aspirent à nous rejoindre ».
    • La défense des droits et libertés : L’Europe est le dernier bastion de la « démocratie pleine ». C’est ici que les droits des femmes, des minorités et la protection des données personnelles sont les plus avancés. C’est une puissance normative qui exporte la dignité.
    • La promesse d’une transition juste : La transition, c’est un engagement à ne laisser personne sur le bord de la route. C’est la recherche d’une synthèse entre « l’écologie scientifique et le développement responsable », qui répond directement à la « perception des inégalités » qui nourrit le populisme.
    • L’investissement dans le capital humain : En mettant l’accent sur l’éducation, la formation tout au long de la vie et la culture (Erasmus), l’Europe fait le pari de l’intelligence collective. C’est la conviction que notre plus grande richesse n’est pas dans nos sous-sols, mais dans le talent de nos citoyens.

L’Europe-bouclier protège ses citoyens. L’Europe-pionnière construit son avenir. L’Europe-équilibre la défend sur la scène mondiale. L’Europe-promesse lui donne son âme et sa raison d’être. En articulant ces narratifs de manière cohérente et en les incarnant dans des actions politiques fortes, l’Union européenne peut enfin aligner sa communication sur son projet.

La communication ne suit plus la politique, elle est la politique, car elle donne le sens, la direction et l’élan nécessaires au sursaut européen.

Les réseaux sociaux ne font pas l’élection, mais ils en écrivent le scénario

« La réponse est forcément non, mais quelle est la vraie question ? », Woody Allen. La « vraie » question posée lors des Rencontres économiques d’Aix est la suivante : « Les réseaux sociaux déterminent-ils le vote ? ». C’est une question sur toutes les lèvres à l’approche de chaque scrutin.

La réponse la plus honnête, inspirée de Woody Allen, est un « non » nuancé. Non, les plateformes ne déposent pas un bulletin dans l’urne à notre place. Mais elles ont radicalement transformé l’écosystème dans lequel se forment nos opinions, se forgent nos convictions et, in fine, se décident nos choix.

Le véritable enjeu n’est plus de savoir si les médias sociaux influencent, mais comment les réseaux sociaux reconfigurent le champ de la démocratie. Nous sommes passés d’une guerre d’opinion à une guerre de l’attention, dont le modèle économique des plateformes est le principal moteur et la polarisation, le carburant.

L’économie de l’indignation : un moteur économique, pas un complot politique

Il est crucial de le comprendre : le phénomène de polarisation, avec ses bulles de filtres et ses chambres d’écho, n’est pas le fruit d’une grande stratégie politique concertée. C’est la conséquence directe et mécanique du modèle économique des géants de la tech. Comme le souligne la journaliste Nesrine Slaoui, forte de ses 5 millions de vues mensuelles sur TikTok, « les plateformes ont besoin d’indignation permanente ». L’engagement, qu’il naisse d’émotions positives ou négatives, est la seule métrique qui vaille.

Jacques Attali le résume parfaitement : les réseaux sociaux sont un outil, un marteau qui peut construire ou détruire. Aujourd’hui, leur configuration actuelle « fonctionne contre la démocratie » en donnant la prime au sensationnel, à l’irrationnel et aux fausses nouvelles. Pourquoi ? Parce que ces contenus nourrissent nos biais cognitifs les plus primaires, liés à notre instinct de survie, et génèrent des réponses émotionnelles immédiates, bien plus virales qu’une analyse nuancée. Le résultat est une fabrique quasi-industrielle de la polarisation, dont les élections du Brexit, de Trump ou les scrutins plus récents en Roumanie et en Moldavie ont été les laboratoires à ciel ouvert.

Le nouveau champ de bataille : imposer l’agenda, pas l’opinion

L’erreur fondamentale serait de croire que le combat se joue encore dans la « fabrique de l’opinion ». Comme l’analyse Robert Zarader, la bataille a été déplacée en amont : elle porte sur ce dont nous devons parler. L’objectif n’est plus de vous convaincre, mais de saturer l’espace médiatique avec un agenda spécifique. La polarisation est l’outil le plus efficace pour y parvenir : plus une position est défendue avec véhémence, plus elle renforce et mobilise ceux qui s’y opposent, créant un vacarme qui rend inaudible tout autre sujet.

Donald Trump, avec sa plateforme Truth Social, a maîtrisé cet art à la perfection : raconter ses histoires, sans aucune contradiction, pour imposer sa propre post-réalité. Cette stratégie de la diversion est le principal ennemi de la démocratie. Elle crée une « fatigue informationnelle » massive – un Français sur deux déclare aujourd’hui s’extraire volontairement de l’actualité – et pousse les citoyens lassés des mauvaises nouvelles vers un repli sur des communautés de proximité, comme les boucles WhatsApp qui ont joué un rôle clé dans l’élection de Bolsonaro au Brésil.

La crise de confiance et la menace de désintermédiation

Cette dynamique engendre une conséquence dévastatrice : une perte de confiance généralisée envers les institutions traditionnelles, médias et politiques en tête. Ce vide est immédiatement comblé. Les influenceurs, comme le montre le rapport de confiance des Français, deviennent la deuxième source d’information, juste après les médias traditionnels.

Pour les médias historiques, le risque, identifié par Sibylle Veil, PDG de Radio France, est double : être « désintermédié » par des plateformes comme X qui ambitionnent de les remplacer, ou devenir les complices inconscients de cette spirale en reprenant et en amplifiant le « buzz » et les fausses nouvelles pour ne pas perdre la course à l’audience. Résister à l’accélération et à la simplification devient un acte de responsabilité citoyenne.

Cette crise est désormais une question de sécurité géopolitique. La menace à peine voilée de J.D. Vance lors de la conférence sur la sécurité à Munich – « Si les Européens veulent réguler les GAFAM, nous sortirons de l’OTAN » – illustre que la régulation de l’espace informationnel est un enjeu de souveraineté majeur pour l’Europe.

Quelle stratégie pour reprendre le contrôle du réel

Face à ce constat, l’impuissance n’est pas une option. L’Union européenne a commencé à agir avec le Digital Services Act (DSA), une première étape essentielle. Mais il faut aller plus loin. Le projet de « bouclier démocratique » (democratic shield), évoqué par la Commission, doit devenir une priorité absolue.

Notre stratégie doit s’articuler autour de trois axes :

  1. Cibler le modèle économique, pas les contenus. Interdire les réseaux sociaux est une illusion, et sera très difficile à appliquer auprès des mineurs. La véritable solution réside dans une régulation stricte de leur cœur de réacteur : la publicité ciblée et les systèmes de recommandation algorithmique qui enferment et polarisent. Par exemple, il est inacceptable que les revenus publicitaires continuent de récompenser les comptes les plus viraux plutôt que les plus responsables.
  2. Renforcer l’esprit critique et l’éducation aux médias. La seule défense durable, comme le préconise Jacques Attali, est le développement de l’esprit critique à grande échelle. Cela passe par l’éducation, dès le plus jeune âge, aux mécanismes cognitifs que les plateformes exploitent. Il faut apprendre à notre cerveau à prendre de la distance et à trouver du plaisir dans la nuance et la complexité.
  3. Protéger le réel dans la post-réalité. La révolution de l’IA générative va accélérer de manière exponentielle la production de désinformation. Notre défi n’est plus seulement de vérifier les faits, mais de protéger le concept même de réalité partagée. Cela implique de soutenir un journalisme de qualité, capable de ralentir, de vérifier, de contextualiser et de rassembler là où les réseaux fragmentent.

Rebrancher les réseaux à la démocratie

« Le monde brûle et nous regardons tous notre téléphone ». Cette paraphrase d’un célèbre discours de Jacques Chirac résume notre paradoxe. La démocratie ne doit être prisonnière ni du paradoxe de Condorcet, qui suppose un système de valeurs communes pour que le choix collectif soit rationnel, ni du théorème d’Arrow sur l’impossibilité d’agréger les préférences individuelles. Or, les réseaux sociaux attaquent précisément ce socle de valeurs communes et exacerbent les préférences individuelles jusqu’à la caricature.

Dans la « société du spectacle » décrite par Guy Debord, où « le vrai n’est qu’un moment du faux », notre mission est claire. Les réseaux sociaux ne feront pas l’élection, mais si nous n’agissons pas, ils détruiront les conditions même de sa possibilité. Notre défi stratégique pour l’Europe n’est pas de débrancher les réseaux, mais de les rebrancher à la démocratie.

Gagner la guerre des récits : pour une stratégie de communication européenne à l’ère de la post-réalité

Les Rencontres d’Aix 2025 ont mis en lumière un axiome fondamental pour l’avenir de l’Union : la bataille pour la compétitivité et la souveraineté se gagnera ou se perdra aussi sur le terrain de l’information et de la perception, là où se trouve selon le dernier cahiers de tendances de Meta-Media la post-réalité. L’Europe ne fait pas face à un simple défi de relations publiques, mais à une fracture systémique de son espace communicationnel. La confiance dans les institutions s’érode, la désinformation est utilisée comme une arme de guerre et le récit européen est inaudible face à la simplification populiste et à la fragmentation des audiences.

Quel diagnostic lucide de cette fracture et quelles recommandations stratégiques pour que l’Union européenne passe d’une communication défensive et technocratique à une offensive narrative capable de reconstruire la confiance et de défendre le projet démocratique ?

Le diagnostic d’une fracture communicationnelle

Quatre ruptures majeures, identifiées lors des débats, paralysent aujourd’hui la capacité de l’Europe à communiquer efficacement.

L’effondrement de l’espace public commun

L’élargissement des sources d’information s’est accompagné d’une chute de leur fiabilité et d’une « fragmentation des centres d’intérêt ». Les citoyens sont enfermés dans des « bulles de filtre » et des « chambres d’écho » qui renforcent leurs propres visions du monde. Le résultat est une « réduction de l’espace mental disponible » pour un débat rationnel et une perte de la réalité partagée, fondement de toute délibération démocratique.

La crise de confiance envers les émetteurs traditionnels

La discours s’appuyant sur des preuves risque de devenir « invisible, irrelevant, victime d’un déficit de confiance. Les médias traditionnels, malgré leur processus de vérification, sont désintermédiés sur les plateformes et voient leur pertinence contestée. Cette perte de confiance s’étend aux responsables politiques, provoquant un « transfert vers les influenceurs » dont la crédibilité n’est pas le principal moteur. L’Europe, en tant qu’institution, souffre de cette défiance généralisée.

La désinformation comme arme stratégique

La « guerre se poursuit par d’autres moyens ». La désinformation n’est plus un épiphénomène mais une arme stratégique utilisée par des puissances étrangères pour déstabiliser nos démocraties de l’intérieur. Ce que la Russie n’obtient pas par les armes en Ukraine, elle peut l’obtenir par l’influence politique en Moldavie. L’IA ne fera qu’accélérer la production et la diffusion de ces manipulations. Le « réarmement » de l’Europe doit donc être impérativement informationnel.

La faiblesse intrinsèque du récit européen

Face à des récits populistes qui jouent avec les peurs et des plateformes qui donnent la « prime au sensationnel, à l’irrationnel », le discours européen apparaît complexe, distant et technocratique. Il peine à générer de l’émotion et de l’engagement. L’Europe manque d’un narratif puissant, capable de créer de la « fierté collective » et de donner un sens aux transitions en cours, laissant le champ libre à ceux qui n’offrent que des « idéologies de diversion ».

Recommandations pour une souveraineté narrative européenne

Pour contrer cette fracture, l’UE doit opérer un changement de paradigme radical dans sa communication, articulé autour de quatre impératifs.

Passer de l’information à la connexion émotionnelle

La mission de la communication européenne ne doit plus être de simplement transmettre des faits, mais de créer un lien.

  • Communiquer les politiques de manière « plus claire et émotionnelle » en utilisant le storytelling pour illustrer l’impact concret des actions de l’UE sur la vie quotidienne.
  • Identifier et s’appuyer sur des « relais avec les leaders d’opinion », y compris des créateurs de contenu et des influenceurs alignés sur les valeurs démocratiques, pour atteindre de nouvelles audiences avec authenticité.

Mener une contre-offensive contre la désinformation

L’UE doit se doter des moyens de se défendre activement sur le front de l’information.

  • Déployer rapidement le projet de « bouclier démocratique » de la Commission européenne.
  • Créer un fonds européen, sur le modèle de l’International Fund for Public Interest Media, pour « investir dans des médias indépendants » dans les pays voisins (Moldavie, Balkans…) et au sein de l’UE, afin de garantir un pluralisme de l’information face aux manipulations.
  • Traiter la désinformation comme une menace sécuritaire, en renforçant les capacités du Viginum frnaçais à l’échelle européenne pour détecter, analyser et exposer les campagnes d’ingérence.

Réguler le cœur du problème : le modèle économique des plateformes

La régulation ne doit plus seulement porter sur les contenus (modération a posteriori), mais sur les mécanismes qui favorisent leur diffusion toxique.

  • Aller au-delà du DSA/DMA en légiférant pour limiter, voire interdire, les « recommandations algorithmiques » de publicité micro-ciblée à caractère politique, qui sont le cœur du modèle économique de la polarisation.
  • Revoir les règles d’attribution des revenus publicitaires sur les plateformes pour cesser de financer les comptes les plus viraux au profit des plus responsables.

Construire et incarner un récit européen mobilisateur

L’Europe doit définir et promouvoir activement son propre récit, une vision positive et puissante de son rôle dans le monde.

  • Incarner le récit de « l’Europe comme anti-dote à la brutalisation du monde ». Communiquer non pas sur des directives, mais sur une mission : la défense d’un modèle fondé sur la coopération, la justice et le droit face à la loi du plus fort.
  • Promouvoir activement les succès concrets qui génèrent de la fierté (l’euro, les projets de réindustrialisation) et les transformer en symboles d’une Europe qui agit et protège.
  • Lancer une grande initiative d’éducation aux médias et à l’esprit critique à l’échelle de l’Union, car la défense la plus efficace reste un citoyen éclairé et outillé pour « prendre de la distance ».

La survie du projet européen dans un monde fragmenté et hostile dépend de sa capacité à reconstruire un espace public sain et à gagner la guerre des récits. La communication n’est plus une fonction de soutien ; elle est une condition sine qua non de notre souveraineté. En adoptant une stratégie audacieuse, en passant de la défense à l’offensive et en osant incarner une vision, l’Europe peut non seulement résister à la vague de désinformation et de populisme, mais aussi et surtout, inspirer à nouveau ses citoyens et le monde.